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çable et en rendait la reprise très difficile après eux. Demandez à Got, qui est lui-même un parfait artiste, le mal qu’il a eu à faire sien le personnage du père Poirier, créé, il y a quarante ans, par le comédien du Gymnase. Quand Lesueur jouait dans une pièce, l’auteur pouvait se dire que, même en cas de désastre, tout son effort ne serait pas perdu et qu’un rôle survivrait toujours du naufrage, le rôle de Lesueur. Qui se souviendrait aujourd’hui des Fous d’Édouard Plouvier, s’il n’y avait joué son magnifique buveur d’absinthe ? Qu’il était beau devant son verre, la lèvre humide et grelottante, tenant haut la carafe qui tremblait dans sa main et distillant goutte à goutte le poison vert dont on suivait les effets sur son masque hébété et blafard. C’était d’abord une bouffée de chaleur, une convulsion de la vie dans ce squelette gelé, desséché par l’alcool, un peu de sang arrivait aux joues, un éclair allumait les yeux ; mais bientôt le regard redevenait vitreux, s’embuait, la bouche détendue laissait retomber ses coins. Mime merveilleux, il savait à fond l’outillage, les fils