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ROSE ET NINETTE

rouge des Sanguinaires se dressa dans le ciel noir, le phare à une pointe, à l’autre la tour génoise ; et là-bas, sous les sombres verdures de Barbicaglia, une route en ruban dessinait la côte, réveillant au cœur de Régis la pensée tendre de ses filles, les bonnes soirées vécues si vite.

Songeaient-elles à leur père en ce moment, ou seulement aux costumes pour la charade du soir ?… Comme Rose serait jolie dans sa robe vénitienne, et le minois de Ninette parmi les satins de l’infante ! Quel malheur de n’avoir pu entrevoir cela d’un coin obscur, aussi peu même, aussi vite que le passant qui regarde les femmes, encapuchonnées pour le bal, descendre des voitures, et les admire dans leur rapide passage à la lueur des torches de fête…

Un formidable coup de mer interrompit brusquement sa rêverie, couvrant le pont de bout en bout, arrachant les banquettes, les coursives, et, tandis que Régis s’accrochait à la rampe sous le tambour des premières, le culbutant tête arrière dans l’escalier. Un prêtre et deux officiers, avec lui tout le personnel de l’avant, l’aidèrent à se relever, à se sécher ; puis, l’ordre donné de fermer les écoutilles, ils restèrent tous les quatre à se regarder dans le salon obscur et moisi où traînaient les cuvettes çà et là sur les divans. La trépidation de l’hélice avait cessé. Le navire roulait d’un bord sur l’autre,