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Les Sanguinaires

nos logettes du lazaret… La sage-femme d’Ajaccio était prévenue ; mais le moyen d’aborder par un temps pareil ?… J’eus beau tirer le canon, hisser le drapeau, faire tous les signaux d’alarme, la chaloupe ne se montra même pas. Et croiriez-vous que, le moment venu, ma malheureuse femme n’a pas trouvé près de ses voisines l’assistance d’un conseil, pas même d’un verre d’eau ?… Dans une tribu de sauvages une chose pareille ne serait pas arrivée. Vous me voyez tout seul, près de ce lit de torture et de misère, avec les mains qui me tremblaient et mes yeux aveuglés de larmes… Heureusement, celui qui est né la nuit de Noël dans la paille d’une étable veille d’en haut sur toutes les nichées, et, malgré la méchantise des gens et du sort, il nous est venu droit du Paradis une belle petite fille qui a dix ans maintenant et que sa mère élève en bonne Provençale. Au moment où je vous parle, elles sont en Ajaccio toutes les deux, s’apprêtant pour la messe de minuit. Puis, après la messe, le garçon qui les espère à la maison arrosera la bûche de Noël avec elles, en chantant les airs de Saboli, notre grand musicien avignonais. C’est à quoi je pensais, monsieur, quand vous êtes entré… »

Ici, le vieux gardien, qui n’a cessé de marcher de long en large en parlant, s’arrête devant le feu et le regarde sans rien dire. Il est