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Les Sanguinaires

poing, sur des camarguais à grande crinière blanche. Jamais ils n’auraient quitté ce coin de terre admirable, ces gazons fleuris toute l’année, ces étangs dans lesquels viennent boire les flamants roses. Mais un jour le garçon grandi, devenu homme, épouse une fille d’Ajaccio et va se fixer dans le pays corse… Alors Trophime s’est fait nommer au phare des Sanguinaires, ou sa femme est venue le rejoindre, car en ce temps-là les gardiens avaient leur ménage dans l’île avec eux.

Et comme je lui dis :

« Vous deviez être bien plus heureux ?… »

Trophime se lève et marche par la cuisine en agitant ses bras :

« Plus heureux !… Nom d’un tonnerre !… Un temps de bagne, et qui, par bonheur, n’a duré que deux ans ; sans quoi nous serions devenus fous… Vous avez pu voir par vous-même, monsieur, qu’à vivre seuls sur ce rocher, de très braves gens ne parvenaient pas à s’entendre… D’où cela vient-il ?… Quelle diablerie méchante se cache dans la solitude de ces pierres ? Toujours est-il qu’entre hommes on se tient encore, on se ménage ; la haine ne se montre pas à visage ouvert… Les femmes, elles, rien ne les arrête… Pour ne pas gêner le service nous avions installé les nôtres tout en bas, à la marine, dans ce qui reste de l’ancien lazaret, où nos trois familles tenaient à