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Les Sanguinaires

de Plutarque ont eu dans son cerveau. Non que je prête à Dinelli autant d’imagination qu’à Shakespeare, mais sa chambre noire est terriblement impressionnable, à lui aussi. Quand nous sommes seuls, il me parle de Caton d’Utique, de Démétrius de Phalère, comme de personnes vivantes. La conversation manque d’intérêt. Aussi je préfère aller pêcher avec mon ami Trophime, ou encore rester à rêvasser dans un creux de roche jusqu’à ce que le porte-voix m’appelle pour le dîner. Je regarde l’eau, une voile sur l’horizon, la côte corse toute voisine et, au loin, comme un fusain léger, l’île de l’Asinara.

En ce moment, par exemple, du haut de la terrasse où je songe, accoudé, il m’est impossible de rien voir. L’Asinara et la Corse elle-même ont disparu. La mer et le ciel se confondent dans la nuit. Comme tous les soirs à pareille heure, le vent est tombé pour quelques instants. Tout à coup, du fond de la brume m’arrive une clameur rauque, la sirène d’un transatlantique forcé par le gros temps à s’abriter dans la rade d’Ajaccio et qui frôle la pointe de l’île sans que je distingue seulement un mât, une cheminée. Au beuglement de la sirène répond, plus près de moi, presque sous mes pieds, une longue bramée sinistre, indéfinissable, qui me fait songer à Fenimore et au Dernier des Mohicans. C’est le hennissement