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LES SANGUINAIRES

s’enchevêtrent autour de l’île et la rendent inabordable…

Trois semaines !… seulement trois semaines que je suis ici !… Et il me semble qu’il y a plus d’un an. Oui, plus d’un an que m’est apparu, dans le frisquet du matin, le groupe d’îlots rouges épars à l’entrée du golfe et qu’on appelle « les Sanguinaires ». Sur la plus haute cime de ces roches, la lanterne du phare étincelait au soleil levant, et, par l’étroit sentier dégringolant entre les touffes de lentisques et d’absinthes sauvages, je voyais, guère plus gros que des merles de roche à cette distance, deux ou trois bonshommes qui descendaient en courant au-devant de la chaloupe, avec leurs vareuses toutes gonflées par la bourrasque. Je donnai ma lettre au gardien chef, un petit noiraud, barbu, tout en bronze, que ma visite emplit de stupeur. Ils avaient cru d’abord à une inspection, mais leur inquiétude augmenta quand ils apprirent que le mystérieux voyageur s’installait et qu’il fallait lui donner l’appartement d’honneur.

Les premiers jours il y eut de la méfiance. On me servait dans ma chambre, une chambre splendide, haute et vaste, aux lambris vernissés et dont les trois fenêtres ouvraient sur la pleine mer ; mais, tout le temps de mon séjour, la tramontane m’obligea à tenir fermés les volets de fonte de deux de ces fenêtres, et la