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SOUVENIR d’un CHEF DE CABINET

très net et que je certifie absolument, c’est qu’après cette précaution peut-être irréfléchie je m’endormis ivre de joie, et qu’en entrant le lendemain matin dans mon cabinet, à l’entresol de la présidence, je trouvai cette coquine de lettre ouverte sur mon bureau, étalée, balafrée de crayon bleu.

Très jeune, une fois, je me suis noyé, noyé jusqu’au râle, jusqu’à la syncope. J’ai connu la minute où l’on meurt, ce dernier regard où tout tient, qui ramasse la vie comme dans un coup d’épervier, toute la vie, l’immense et le menu, le frisson de l’arbuste au soleil sur la rive en face qui monte, monte aux yeux qui s’enfoncent ; et mille choses du passé perdues et lointaines, visages, endroits, sonorités, parfums, qui vous assaillent toutes ensemble. Cette minute d’angoisse suprême, je la revécus devant ma lettre ouverte. Comment était-elle là ? Lui, là-haut, qu’avait-il pensé en la lisant, en retrouvant au clair de mon écriture les calomnies chuchotées, cette basse légende, menteuse comme toutes les légendes, dont Paris enguirlandait son blason royal de bâtard ?… Les mots sortaient de la page, se bousculaient devant mes yeux :

« À nous, le Grand-Central… »

Et dans le silence de la matinée d’hiver ouatée de brume blanche, dans la tiédeur de la pièce capitonnée, en écoutant grésiller un