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SOUVENIR D’UN CHEF DE CABINET

de cheminées d’usines, il évoquait, animait rien qu’avec le souffle d’une bouche sans dents, démesurément ouverte, rien qu’avec les débris d’une voix aux cordes brûlées, mais d’une accentuation irrésistible, les « Spectres et larves » d’Orphée, les bergers fleuris et rococo de Monsigny et de Sedaine.

Le lendemain de mon triomphe comme acteur et chanteur dans les salons de la marine, — je dis triomphe et vous allez voir, — j’arrivai en retard au ministère, le souper et le cotillon m’ayant fait coucher au petit jour. Mon garçon de bureau, qui me guettait du fond du couloir, se jeta, dès qu’il m’aperçut :

« Vite, monsieur Saint-Albe… on vous attend chez le ministre… Deux fois que Son Excellence vous fait demander.

— Moi !… Le ministre ? »

Je vis tout tourner, les murs en grisaille, les fenêtres, le cuir verni des doubles portes. Sur la grande échelle hiérarchique allant de l’empereur au cantonnier, ce que représentait un ministre à cette époque, nos jeunes de maintenant ne peuvent se l’imaginer. Un petit expéditionnaire, même après le Rose et Colas de la veille, appelé dans le cabinet de M. Ducos, dans son cabinet ! Il fallait voir l’effarement du personnel.

Le ministre était debout quand j’entrai. Poivre et sel, de grands traits encadrés de fa-