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SOUVENIR d’un CHEF DE CABINET

Barbet-de-Jouy. Le monde officiel m’était ouvert aussi, mais je n’avais pas encore eu l’honneur de parader en culotte de casimir blanc aux réceptions des Tuileries, et je fuyais ces grandes cohues du Palais-Bourbon, des Affaires étrangères, auxquelles les dorures et les chamarrures des fonctionnaires, tous costumés en ce temps-là, donnaient l’aspect des fêtes de Valentino, parées et travesties.

Une fois pourtant, M. Ducos, ministre de la marine et mon premier chef, ayant eu la fantaisie de faire jouer l’opéra-comique au ministère, je consentis à chanter les deux rôles d’amoureux dans le Déserteur et Rose et Colas. Delsarte, le grand artiste, voulut bien me donner quelques conseils auxquels j’attribue sincèrement la plus large part de mon succès. Il ne signifie rien pour vous, jeunesse, ce nom de Delsarte ; mais tous ceux qui, comme moi, ont entendu, dans son humble logis de la rue des Batailles, les leçons de ce maître incomparable peuvent se vanter de connaître le chant et la déclamation. Ah ! le beau vieux ! Sanglé d’une redingote interminable exagérant sa grande taille, la barbiche blanche héroïque, il arpentait d’enjambées furieuses sa chambrette de sous-lieutenant qu’élargissait un geste à la Frédérick, et devant cet horizon grelottant de toits sales, de jardinets malingres en pentes jusqu’à la Seine, sous un ciel bas et enfumé