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À LA SALPËTRIÈRE

Mon histoire est écoutée poliment, mais comme une invention de romancier, parmi les sourires de la table. Le café pris, les pipes éteintes, le chef de clinique de Charcot me propose une promenade au quartier des folles. Dans la grande cour où pique un beau temps d’hiver, clair et froid, le soleil chauffe de pauvres démentes en waterproof, accroupies sur le pas des portes, isolées, silencieuses, sans aucune vie de relation ; chacune cloîtrée dans son idée fixe, invisible prison dont ces têtes malades heurtent les parois choquées à tout coup. À part cela, aucun signe extérieur de malaise, un masque paisible, des mouvements rationnels. Par la croisée entr’ouverte d’une salle basse, je vois une belle fille, les bras nus, la jupe relevée en tablier, frottant le carreau avec vigueur ; c’est une folle.

La cour suivante que nous traversons, plantée d’arbres, est plus tumultueuse. Sur le bitume qui longe les cellules sont assises deux filles en sarrau bleu, les cheveux répandus, jolies, toutes jeunes. L’une rit aux éclats, se renverse, embrasse à pleines joues l’idiote morne, sans regard, affaissée à côté d’elle. Une autre, très grande, très agitée, se promène à pas furieux, s’approche de nous, interpelle l’interne : « Qu’est-ce que je fais ici, monsieur ? Vous le savez peut-être ; moi, je ne le sais pas… » puis nous tourne le dos et con-