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À LA SALPÊTRIÈRE

hurlant, roulant, la tête renversée ; une possédée à l’exorcisme, comme sur ce vieux tableau de sainteté que je regarde, rentré dans le cabinet de Charcot.

Et Daret que nous avions oubliée. La grande fille, toujours endormie, continue imaginairement à cueillir des fleurs sur le tapis, à grouper, cordeler ses petits bouquets…

Déjeuné avec les internes dans la salle de garde surchauffée. En mangeant le rata du « chaloupier », plat de résistance traditionnel de la table, en buvant le vin des hôpitaux que nous verse à la ronde une vieille servante épileptique, nous causons magnétisme, suggestion, folie, et je m’amuse à raconter devant cette jeunesse fortement matérialiste un épisode étrange de ma vie, l’histoire de trois chapeaux verts achetés par moi à Munich, pendant la guerre de 1866. Ces chapeaux de feutre dur, couleur de vieille mousse des bois, avec un petit oiseau piqué dans la ganse, l’aile ouverte et des yeux d’émail, je les avais donnés en rentrant à Paris à trois de mes camarades, bons et braves garçons que j’aimais tendrement, Charles Bataille, Jean Duboys, André Gill. Tous les trois sont morts fous, et j’ai vu, j’ai entendu à des dates différentes délirer leurs trois folies sous mes chapeaux tyroliens avec le petit oiseau piqué dessus.