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AU FORT MONTROUGE

étreignait la gorge à l’aise cependant sous les larges cols bleus, et dans ce grand silence, si nouveau pour chacun, ils se parlaient bas, comme gênés. « Si on faisait un bâtonnet, en attendant ?… » proposa un fusilier de la flotte, un tout jeune. On le regarda comme s’il tombait de la lune. Non, pour sûr, ils n’avaient pas le cœur à ça.

Au même instant, le capitaine de L…, qui cherchait ses canonniers, les appela d’un geste autour de lui. Il était en grande tenue, sa croix, sa haute taille, et une paire de gants blancs tout frais qu’il pétrissait dans sa forte main :

« Matelots, je vous fais mes adieux. — Sa voix tremblait un peu, mais se rassurait à mesure. — Je m’étais juré que, moi vivant, pas un Prussien ne mettrait les pieds ici. Le moment est venu de tenir ma parole. Quand le dernier de vous passera la poterne, votre capitaine aura fini de vivre. Il avait perdu votre estime ; j’espère que vous la lui rendrez, assurés maintenant que ce n’était pas un lâche… Bonne route, mes enfants ! »

Et ce fut fait comme il avait dit. À peine l’équipage parti, clairons en tête, deux détonations venues du pavillon des officiers retentissaient dans la solitude et le silence du fort. On trouva de L… expirant sur son lit, deux balles dans la tête, son revolver d’ordonnance encore fumant sur l’oreiller.