Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
AU FORT MONTROUGE

trer le capitaine de frégate de L…, nouvellement arrivé à bord — comme on disait — pour remplacer le chef d’une compagnie de canonniers qui avait eu l’épaule emportée par un éclat.

« Mon commandant, dit l’officier avec une pauvre bouche blêmie, contracturée, qui mâchait les mots rageusement au passage, je suis un homme déshonoré, perdu… Je n’ai plus qu’à me faire sauter.

— De L…, mon ami, qu’y a-t-il ? »

La main du commandant écartait la petite lampe suspendue, éclairant les murs de l’étroit réduit, mais l’empêchant de bien voir le vigoureux soldat à la longue tête exaltée debout en face de lui.

« Il y a… — oh ! le malheureux, que c’était donc pénible à dire !… — il y a qu’en arrivant sur le bastion le feu… eh bien ! le feu m’a surpris. J’ai eu peur, là… Qu’est-ce que vous voulez ? Je n’avais jamais fait la guerre ; seulement une fois, au Mexique, mais rien de sérieux… Alors, sous cette grêle de mitraille, à deux ou trois reprises j’ai été lâche, j’ai salué l’obus, comme ils disent ; et les hommes m’ont vu. Je les ai entendus rire… Depuis, ç’a été fini. Tout ce que j’ai pu faire… Entre mes matelots et moi, il y a quelque chose qui ne va pas, qui n’ira jamais. Une chanson circule à bord… ça se chante sur l’air des Barbanchu… mais vous la connaissez, sans doute ?… Partout