Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/277

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
274
AU PORT MONTROUGE

ne suis pas de garde, afin de m’approvisionner d’une foule de remontants très précieux dont les forts de Paris surabondent, comme d’énergie, d’ordre, d’endurance et de belle humeur.

« Halte-là… Qui vive ?

— Service de la marine. »

La porte de Montrouge, tout embastionnée, engabionnée, hérissée de baïonnettes, s’entrebâille pour le fiacre ministériel. Pendant qu’un falot minutieux examine à la portière nos deux laissez-passer, mon compagnon — si philosophe et maître de lui d’ordinaire — s’énerve, s’irrite. Sous la casquette plate à galons d’or, sa figure me frappe par une expression de dureté que je ne lui ai jamais vue, qui lui mincit les lèvres, creuse ses yeux plus profonds et plus noirs. Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’il me cache ? Ce causeur étincelant, adroit lanceur de paume et de repaume, pourquoi, depuis que nous sommes en route, m’a-t-il laissé parler tout seul ? Je vais le savoir sans doute…

Franchie la zone militaire, ces grandes plaines de boue et de gravats où déjà le matin blafard éclaire des larves en maraude, nous traversons Gentilly, désert, effondré… Un coq chante au lointain, vers Bicêtre. D’une ruelle en pente, un chien affamé, furieux, s’élance en aboyant, s’acharne à nos chevaux, bondit jusqu’à la portière, nous crache en râlant la bave de ses crocs. Le temps de dire : « Sale bête ! » une