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trois mois sans venir à Château-Frayé, sans donner une fois de ses… »

Il s’arrêta au bas des marches, saisi par l’expression, gênée, angoissée, quelque chose de confus et de fuyard que la nécessité de mentir donnait à la ronde figure, bonasse et moustachue, du meilleur et plus ancien compagnon de sa jeunesse.

« Tu veux me parler ?

– Oui… pas devant ta femme. »

Ce fut dit, glissé dans l’échange nerveux d’une poignée de mains ; mais jusqu’au déjeuner, les deux amis ne purent se trouver seuls une minute. Quand la nourrice eut emporté « Mademoiselle », toutes ses grâces faites au monsieur, il fallut explorer la propriété très changée, très embellie depuis ces derniers mois. Ce Château-Frayé, dont la famille de Mme du Bréau portait le nom, était un très ancien domaine, moitié donjon, moitié raffinerie, flanqué d’une tour massive et d’un parc aux verdures féodales où fumait une cheminée géante sur des plaines infinies de blé, d’orge et de betteraves ; sans le halo rougeâtre que Paris allumait chaque soir à l’horizon, on aurait pu se croire au fond de l’Artois ou de la Sologne. Là, depuis deux ans, depuis leur mariage, le marquis du Bréau et sa jeune femme, « son petit Château-Frayé », comme il l’appelait, vivaient dans une solitude aussi exclusive que leur amour.