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ROSE ET NINETTE

du journal on répétait ces mots autour de lui, « gaminerie, mystification », en le scrutant jusqu’au fond des yeux, en auscultant sa parole et ses gestes. Ah ! la gueuse s’y entendait à empoisonner son monde. Contre toute autre calomnie on pouvait se défendre, produire des preuves, mais celle-là !

Tout le jour, Fagan se montra au boulevard, soulevant une curiosité étonnée qu’il circulât, qu’il fût dehors, au soleil des libres et des vivants. Il avait donc pu s’échapper !… À son cercle, on lui fit un accueil trop cordial, trop empressé, comme à l’ami qu’on n’espérait presque plus revoir. Il dîna, eut de l’esprit, promit une pièce pour la prochaine fête annuelle ; puis, ayant passé sa soirée dans deux ou trois foyers de théâtre, il revint au cercle, à l’heure où de jeunes gommeux, émules du baron Rouchouze, y cherchent leur matérielle, et s’assit jusqu’au matin à une table de jeu, pour bien prouver qu’il n’était pas fou.

Rentré chez lui, il ouvrit sa fenêtre sur le jardin. Le jour venait. En haut du grand bouquet d’ormes à peine visible, un merle sifflait dans la brume où la pointe effilée de son bec semblait tracer les arabesques de sa chanson. Fagan songea longtemps, pénétré d’une tristesse, d’une défaillance. Ce Paris, qu’il avait battu tout le jour, comme il s’y était senti seul ! Tant de visages d’hommes et de femmes,