Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/356

Cette page n’a pas encore été corrigée

souvenir de tout le mal qui lui est venu de cette éloquence habile à mentir et à duper.

À présent, c’est fini ; elle se sent à l’abri des déceptions et des blessures. Elle a un enfant. Cela résume tout son bonheur, tout son rêve. Et se faisant un bouclier de la chère petite créature qu’elle serre en travers de sa poitrine, elle l’interroge tout bas, de tout près, comme si elle cherchait une réponse ou une ressemblance dans l’ébauche de cette petite figure informe, ces minces linéaments qui semblent creusés par une caresse dans de la cire et marquent déjà une bouche sensuelle, violente, un nez courbé pour l’aventure, un menton douillet et carré.

« Est-ce que tu seras un menteur, toi aussi ? Est-ce que tu passeras ta vie à trahir les autres et toi-même, à briser les cœurs naïfs qui n’auront fait d’autre mal que de te croire et de t’aimer ?… Est-ce que tu auras l’inconstance légère et cruelle, prenant la vie en virtuose, en chanteur de cavatines ? Est-ce que tu feras le trafic des mots, sans t’inquiéter de leur valeur, de leur accord avec ta pensée, pourvu qu’ils brillent et qu’ils sonnent ? »

Et la bouche en baiser sur cette petite oreille qu’entourent des cheveux follets :

« Est-ce que tu seras un Roumestan, dis ? »

Sur le balcon, l’orateur s’exaltait, arrivait aux grandes effusions dont on n’entendait que les départs accentués à la méridionale, « Mon âme… Mon sang… Morale… Religion… Patrie… » soulignés par les hurrahs de cet auditoire fait à son image, qu’il résumait, dans ses qualités et dans ses vices,