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et sa cime coiffée de neiges qu’on aurait pu, semblait-il, toucher du bout des ombrelles.

Roumestan ne se souvenait pas de paysage comparable à celui-là, non, pas même dans sa chère Provence : il n’imaginait pas de bonheur plus complet que le sien. Ni soucis, ni remords. Sa femme fidèle et croyante, l’espoir de l’enfant, la prédiction de Bouchereau sur Hortense, l’effet désastreux qu’allait produire l’apparition du décret Cadaillac à l’Officiel, rien n’existait plus pour lui.

Tout son destin tenait dans cette belle fille dont les yeux reflétaient ses yeux, ses genoux emboîtés dans les siens, et qui sous le voile azur, rosé par sa chair blonde, chantait en lui pressant les mains :

Maintenant je me sens aimée,
Fuyons tous deux sous la ramée…

Pendant qu’ils s’emportaient dans le vent de la course, la route dévidée rapidement élargissait son paysage à mesure, laissant voir une plaine immense en demi-cercle, des lacs, des villages, puis des montagnes nuancées à leur degré d’éloignement, la Savoie qui commençait.

« Que c’est beau ! que c’est grand ! » disait la chanteuse ; lui, répondait tout bas : « Que je vous aime ! »

À la dernière halte, Bompard rejoignit encore une fois, à pied, très piteux, menant son cheval par la bride. « Cette bête est étonnante… » fit-il sans plus, et ces dames s’informant s’il était tombé « Non… C’est mon ancienne blessure qui s’est rouverte. » Blessé où, quand ? Il n’en avait jamais