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longtemps, par exemple. Le leader n’écoutait que d’une oreille, le regard distrait, et tout en causant, disait bonjour de la main aux nouveaux venus ; mais personne ne se fâchait de sa brusque façon d’expédier son monde avec de bonnes paroles, « Bien, bien… Je m’en charge… Faites votre demande… je l’emporterai. »

C’étaient des promesses de bureaux de tabac, de perceptions ; ce qu’on ne demandait pas, il le devinait, encourageait les ambitions timides, les provoquait. Pas médaillé, le vieux Cabantous, après vingt sauvetages ! « Envoyez-moi vos papiers… On m’adore à la Marine !… Nous réparerons cette injustice. » Sa voix sonnait, chaude et métallique, frappant, détachant les mots. On eût dit des pièces d’or toutes neuves qui roulaient. Et tous s’en allaient ravis de cette monnaie brillante, descendaient de l’estrade avec le front rayonnant de l’écolier qui emporte son prix. Le plus beau dans ce diable d’homme, c’était sa prodigieuse souplesse à prendre les allures, le ton des gens à qui il parlait, et cela le plus naturellement, le plus inconsciemment du monde. Onctueux, le geste rond, la bouche en cœur avec le président Bédarride, le bras magistralement étendu comme s’il secouait sa toge à la barre ; l’air martial, le chapeau casseur pour parler au colonel de Rochemaure, et vis-à-vis de Cabantous les mains dans les poches, les jambes arquées, le roulis d’épaules d’un vieux chien de mer. De temps en temps, entre deux accolades il revenait vers ses Parisiennes, radieux, épongeant son front qui ruisselait.