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comme sur le tillac d’un navire, allaient et venaient, tournaient en rond ou prenaient place sur les chaises serrées en trois rangs, le ministre, pour éviter mademoiselle Bachellery qu’il voyait arriver en éblouissante toilette bleue et rouge, escortée de son état-major, s’était jeté dans une allée déserte, et seul assis à l’angle d’un banc, pénétré dans ses préoccupations par la mélancolie de l’heure et de cette musique lointaine, remuait machinalement du bout de son parasol les éclaboussures de feu dont le couchant jonchait l’allée, quand une ombre lente passant sur son soleil lui fit lever les yeux. C’était Bouchereau, le médecin célèbre, très pâle, bouffi, traînant les pieds. Ils se connaissaient comme à une certaine hauteur de vie tous les Parisiens se connaissent. Par hasard, Bouchereau qui n’était pas sorti depuis plusieurs jours se sentait d’humeur sociable. Il s’assit, on causa.

— Vous êtes donc malade, docteur ?

— Très malade, dit l’autre avec ses façons de sanglier… Un mal héréditaire… une hypertrophie du cœur. Ma mère en est morte, mes sœurs aussi… seulement, moi, je durerai moins qu’elles, à cause de mon affreux métier ; j’en ai pour un an, deux ans tout au plus.

À ce grand savant, à ce diagnostiqueur infaillible parlant de sa mort avec cette assurance tranquille, il n’y avait rien à répondre que d’inutiles banalités. Roumestan le comprit, et, silencieux, il songeait que c’était là des tristesses autrement sérieuses que les siennes. Bouchereau continua, sans