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puis la lourde voiture chargée et vacillante disparaît par les routes étroites, à mi-côte, emportant ces noms, ces visages qui ont fait un moment partie de la vie commune, ces inconnus d’hier, demain oubliés.

D’autres arrivent, s’installent dans leurs habitudes. J’imagine que ce doit être la monotonie des paquebots, avec un renouvellement de figures à chaque escale. Tout ce mouvement m’amuse, mais notre chère maman reste bien triste, bien absorbée, malgré le sourire qu’elle essaie quand je la regarde. Je devine que chaque détail de notre vie lui apporte un souvenir navrant, une évocation d’images lugubres. Elle en a tant vu de ces caravansérails de malades, pendant l’année où elle a suivi son agonisant de station en station, dans la plaine ou sur la montagne, sous les pins au bord de la mer, avec un espoir toujours trompé et l’éternelle résignation qu’elle était obligée de mettre à son martyre.

Vraiment, Jarras pouvait bien lui éviter ce rappel de douleurs ; car je ne suis pas malade, je ne tousse presque plus, et, en dehors de mon vilain enrouement qui me donne une voix à crier des pois verts, je ne me suis jamais si bien portée. Un appétit d’enfer, figure-toi, de ces faims terribles qui ne peuvent attendre. Hier, après un déjeuner à trente plats, au menu plus compliqué que l’alphabet chinois, je vois une femme éplucher des framboises devant sa porte. Tout de suite une fringale me prend. Deux bols, ma chère, deux bols de ces grosses framboises si fraîches, « le fruit du pays »,