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prenait sous son bras un bras auguste étranglé dans un gant à vingt boutons, et conduisait la noble visiteuse de salon en salon, entre une double haie d’habits noirs respectueusement inclinés, jusqu’à la salle de concert, dont les honneurs étaient faits par madame Roumestan et sa sœur. En revenant, il distribuait encore des poignées de main, de cordiales paroles : « Comptez-y… C’est fait… », ou lançait très vite son « bonjour, ami » ; ou bien encore, pour réchauffer la réception, mettre un courant de sympathie dans toute cette solennité mondaine, il présentait les gens entre eux, les jetait, sans les avertir, dans les bras les uns des autres : « Comment vous ne vous connaissez pas ?… M. le prince d’Anhalt… M. Bos, sénateur… » et ne s’apercevait pas que, leurs noms à peine prononcés, les deux hommes, après un brusque et profond coup de tête, « Monsieur, Monsieur », n’attendaient que son départ pour se tourner le dos d’un air féroce.

Comme la plupart des combattants politiques, une fois vainqueur, au pouvoir, le bon Numa s’était détendu. Sans cesser d’appartenir à l’ordre moral, le Vendéen du Midi avait perdu son beau feu pour la Cause, laissait les grandes espérances dormir, commençait à trouver que les choses n’allaient point trop mal. Pourquoi ces haines farouches entre honnêtes gens ? Il souhaitait l’apaisement, l’indulgence générale, et comptait sur la musique pour opérer une fusion entre les partis, ses « petits concerts » de quinzaine devenant un terrain neutre de jouissance artistique et de courtoisie où les plus