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l’homme arrivé

J’ai quarante ans, un nom et une position dans le monde, deux ordres étrangers sur la poitrine, mes entrées un peu partout. En deux mots, je suis ce qu’on appelle un homme arrivé. Pour acheter ce titre, vous ne sauriez croire toutes les privations que je me suis imposées, tous les amis que j’ai sacrifiés, toutes les joies que je me suis interdites. Depuis vingt ans, je n’ai pas été moi-même pendant une heure. Toujours le sourire postiche aux dents, l’air compassé, l’échine basse, la bouche close, le cœur et le visage aussi ; je suis le Masque de fer du dix-neuvième siècle, le martyr des convenances sociales et de mon ambition. Je suis l’homme arrivé ; arrivé à quoi ?… à regretter cette jeunesse dont je n’ai jamais usé, ce beau temps que j’ai perdu, ce sang généreux et vermeil que j’ai laissé moisir dans mes veines ! — Aujourd’hui, mon masque me pèse, — ma gourme me travaille ; toutes les folies humaines, l’amour, la fougue, la jeunesse, le besoin des cris sans cause, des gambades sans raison, tout cela m’est monté au cerveau. — Que je me laisse aller à ces accès de fièvre chaude dans le monde, le monde étonné me reniera et m’enverra à Charenton ; j’aime mieux y venir de plein gré. Allons, messieurs, un cabanon pour l’homme arrivé ! Un cabanon !! un cabanon !!! — Plus de gène ! Plus de contrainte ! Plus de masque ! Plus rien ! — Allez ! une gambade ! Allez ! une cabriole ! et vive la gaîté ! Houp la la, la la, lonlaire ! (Il danse