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Je voudrais en parler sans rancune, ces tristesses sont si loin de nous !… Eh bien, non, je ne puis pas ; et tenez, à l’heure même où j’écris ces lignes, je sens ma main qui tremble de fièvre et d’émotion. Il me semble que j’y suis encore.

Eux ne pensent plus à moi, j’imagine. Ils ne se souviennent plus du petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu’il avait acheté pour se donner l’air plus grave…

Mes anciens élèves sont des hommes maintenant, des hommes sérieux. Soubeyrol doit être notaire quelque part, là-haut, dans les Cévennes ; Veillon (cadet), greffier au tribunal ; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet, vétérinaire. Ils ont des positions, du ventre, tout ce qu’il faut.

Quelquefois, pourtant, quand ils se rencontrent au cercle ou sur la place de l’église, ils se rappellent le bon temps du collége, et alors peut-être il leur arrive de parler de moi.

— Dis donc, greffier, te souviens-tu du petit Eyssette, notre pion de Sarlande, avec ses longs cheveux et sa figure de papier mâché ? Quelles bonnes farces nous lui avons faites !

C’est vrai, messieurs. Vous lui avez fait de bonnes farces, et votre ancien pion ne les a pas encore oubliées…

Ah ! le malheureux pion ! vous a-t-il assez fait rire !… L’avez-vous fait assez pleurer… Oui, pleurer !… Vous l’avez fait pleurer, et c’est ce qui rendait vos farces bien meilleures…

Que de fois, à la fin d’une journée de martyre, le