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de comparer ma vie à la sienne, mon égoïsme à son dévouement, cette âme d’enfant lâche à ce cœur de héros, qui avait pris pour devise : « Il n’y a qu’un bonheur au monde, le bonheur des autres. » C’était aussi de me dire : « Maintenant ma vie est gâtée. J’ai perdu la confiance de Jacques, l’amour des yeux noirs, l’estime de moi-même… Qu’est-ce que je vais devenir ? »

Cet affreux tourment-là me tint éveillé jusqu’au matin… Jacques non plus ne dormit pas. Je l’entendis se virer de droite et de gauche sur son oreiller, et tousser d’une petite toux sèche qui me picotait les yeux. Une fois, je lui demandai bien doucement : « Tu tousses Jacques, est-ce que tu es malade ?… » Il me répondit : « Ce n’est rien… Dors… » Et je compris à son air qu’il était plus fâché contre moi qu’il ne voulait le paraître. Cette idée redoubla mon chagrin, et je me remis à pleurer seul sous ma couverture, tant et tant que je finis par m’endormir. Si le tourment empêche le sommeil, les larmes sont un narcotique.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Jacques n’était plus à côté de moi. Je le croyais sorti ; mais, en écartant les rideaux, je l’aperçus à l’autre bout de la chambre, couché sur un canapé, et si pâle, oh ! si pâle… Je ne sais quelle idée terrible me traversa la cervelle. — « Jacques ! » criai-je en m’élançant vers lui… Il dormait, mon cri ne le réveilla pas. Chose singulière, son visage avait dans le sommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avais jamais vue, et qui pourtant ne