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vérité, c’était bien la peine de railler le salon de musique de Pierrotte pour venir échouer dans cette guimbarde.

À cause de son air maussade et de ses fiertés silencieuses, ses camarades ne l’aimaient pas. On disait : « C’est un sournois. » La créole, en revanche, avait su gagner tous les cœurs. Elle trônait dans l’omnibus comme une princesse en bonne fortune, riait à belles dents, renversait la tête en arrière pour montrer sa fine encolure, tutoyait tout le monde, appelait les hommes « mon vieux », les femmes « ma petite », et forçait les plus hargneux à dire d’elle : « C’est une bonne fille. » Une bonne fille, quelle dérision !…

Ainsi roulant, riant, les grosses plaisanteries faisant feu, on arrivait au lieu de la représentation. Le spectacle fini, on se déshabillait d’un tour de main, et vite on remontait en voiture pour rentrer à Paris. Alors il faisait noir. On causait à voix basse, en se cherchant dans l’ombre avec les genoux. De temps en temps, un rire étouffé… À l’octroi du faubourg du Maine, l’omnibus s’arrêtait pour remiser. Tout le monde descendait, et l’on allait en troupe reconduire Irma Borel jusqu’à la porte du grand taudis, où Coucou-Blanc, aux trois quart ivre, les attendait avec sa chanson triste :

Tolocototignan !… Tolocototignan !…

À les voir ainsi rivés l’un à l’autre, on aurait pu croire qu’ils s’aimaient. Non ! ils ne s’aimaient pas.