Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dais invariablement : « Non ! Jacques ! je travaille… » Alors il s’en allait bien vite, et je restais seul, tout seul, penché sur l’établi aux rimes.

C’était de ma part un parti pris, et sérieusement pris, de ne plus aller chez Pierrotte. J’avais peur des yeux noirs. Je m’étais dit : « Si tu les revois, tu es perdu, » et je tenais bon pour ne pas les revoir… C’est qu’ils ne me sortaient plus de la tête, ces grands démons d’yeux noirs. Je les retrouvais partout. J’y pensais toujours, en travaillant, en dormant. Sur tous mes cahiers, vous auriez vu de grands yeux dessinés à la plume, avec des cils longs comme cela. C’était une obsession.

Ah ! quand ma mère Jacques, l’œil brillant de plaisir, partait en gambadant pour le passage du Saumon, avec un nœud de cravate inédit, Dieu sait quelles envies folles j’avais de dégringoler l’escalier derrière lui et de lui crier : « Attends-moi ! » Mais non ! Quelque chose au fond de moi-même m’avertissait que ce serait mal d’aller là-bas, et j’avais quand même le courage de rester à mon établi… Non, Merci, Jacques, je travaille.

Cela dura quelque temps ainsi. À la longue, la Muse aidant, je serais sans doute parvenu à chasser les yeux noirs de ma cervelle. Malheureusement j’eus l’imprudence de les revoir encore une fois. Ce fut fini ! ma tête, mon cœur, tout y passa. Voici dans quelles circonstances :

Depuis la confidence du bord de l’eau, ma mère Jacques ne m’avait plus parlé de ses amours ; mais