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du Saumon et comme la route était longue, — on avait pris le plus long pour montrer aux Parisiens ma jaquette neuve, — je connaissais mon Cévenol à fond avant d’arriver chez lui. Je savais que le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne fallait pas toucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu’il était un peu bavard et fatigant à entendre parce qu’il parlait lentement, cherchait ses phrases, bredouillait et ne pouvait pas dire trois mots de suite sans y ajouter : « C’est bien le cas de le dire… » Ceci tenait à une chose : le Cévenol n’avait jamais pu se faire à notre langue. Tout ce qu’il pensait lui venant aux lèvres en patois du Languedoc, il était obligé de mettre à mesure ce languedocien en français, et les « C’est bien le cas de le dire… » dont il émaillait ses discours, lui donnaient le temps d’accomplir intérieurement ce petit travail. Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il traduisait… Quant à mademoiselle Pierrotte, tout ce que j’en pus savoir, c’est qu’elle avait seize ans et qu’elle s’appelait Camille, rien de plus ; sur ce chapitre-là mon Jacques restait muet comme un esturgeon.

Il était environ neuf heures quand nous fîmes notre entrée dans l’ancienne maison Lalouette. On allait fermer. Boulons, volets, barres de fer, tout un formidable appareil de clôture gisait par tas sur le trottoir, devant la porte entre-bâillée… Le gaz était éteint et tout le magasin dans l’ombre, excepté le comptoir, sur lequel posait une lampe en porcelaine éclairant des piles d’écus et une grosse face