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siéger notre maison. La cuisine en était toute noire, je fus obligé de la leur abandonner. Quelquefois je les regardais avec terreur par le trou de la serrure. Il y en avait des milliards de mille… Tu crois peut-être que ces maudites bêtes s’en tinrent là ! Ah bien oui ! tu ne connais pas ces gens du Nord. C’est envahissant comme tout. De la cuisine, malgré portes et serrures, elles passèrent dans la salle à manger, où j’avais fait mon lit. Je le transportai dans le magasin, puis dans le salon. Tu ris ! j’aurais voulu t’y voir.

De pièce en pièce, les damnées babarottes me poussèrent jusqu’à notre ancienne petite chambre, au fond du corridor. Là, elles me laissèrent deux à trois jours de répit ; puis un matin, en m’éveillant, j’en aperçus une centaine qui grimpaient silencieusement le long de mon balai, pendant qu’un autre corps de troupe se dirigeait en bon ordre vers mon lit. Privé de mes armes, forcé dans mes derniers redans, je n’avais plus qu’à fuir. C’est ce que je fis. J’abandonnai aux babarottes le matelas, la chaise, le balai, et je m’en fus de cette horrible maison de la rue Lanterne, pour n’y plus revenir.

Je passais encore quelques mois à Lyon, mais bien longs, bien noirs, bien larmoyants. À mon bureau, on ne m’appelait plus que sainte Madeleine. Je n’allais nulle part. Je n’avais pas un ami. Ma seule distraction, c’était tes lettres… Ah ! mon Daniel, quelle jolie façon tu as de dire les choses ! Je suis sûr que tu pourrais écrire dans les journaux, si tu voulais. Ce n’est pas comme moi.