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dait le cri déchirant de ses filles, de ses bien-aimées, en l’apercevant dans cet état. Et ce cri désespéré l’atteignait si bien au cœur, il le percevait si distinctement, si profondément : « Papa, mon cher papa… » qu’il le poussait lui-même dans la rue, au grand étonnement des passants, d’une voix rauque qui le réveillait de son cauchemar inventif.

Voulez-vous un autre trait de cette imagination prodigieuse ?… Il pleut, il gèle ; un temps de loup. M. Joyeuse a pris l’omnibus pour aller à son bureau. Comme il est assis en face d’une espèce de colosse, tête brutale, biceps formidables, M. Joyeuse, tout petit, tout chétif, sa serviette sur les genoux, rentre ses jambes pour laisser la place aux énormes piles qui soutiennent le buste monumental de son voisin. Dans le train du véhicule, de la pluie sur les vitres, M. Joyeuse se prend à songer. Et tout à coup le colosse de vis-à-vis, qui a une bonne figure en somme, est très surpris de voir ce petit homme changer de couleur, le regarder en grinçant des dents, avec des yeux féroces, des yeux d’assassin. Oui, d’assassin véritable, car en ce moment M. Joyeuse fait un rêve terrible… Une de ses filles est assise là, en face de lui, à côté de cette brute géante, et le misérable lui prend la taille sous son mantelet.

« Retirez votre main, monsieur… » a déjà dit deux fois M. Joyeuse… L’autre n’a fait que ricaner… Maintenant il veut embrasser Élise…

« Ah ! bandit !… »

Trop faible pour défendre sa fille, M. Joyeuse, écumant de rage, cherche son couteau dans sa poche, frappe l’insolent en pleine poitrine, et s’en va la tête droite, fort de son droit de père outragé, faire sa déclaration au premier bureau de police.