Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’approchait, saluant, souriant, tandis que le docteur arrêtant un plateau au passage, lui apportait un verre de bordeaux avec l’empressement d’une mère, d’un imprésario, d’un amoureux. Calomnie, calomnie, souillure ineffaçable ! Maintenant les attentions de Jenkins semblaient exagérées au provincial. Il trouvait qu’il y avait là quelque chose d’affecté, de voulu, et aussi dans le remerciement qu’elle adressa tout bas à son mari, il crut remarquer une crainte, une soumission contraires à la dignité de l’épouse légitime, heureuse et fière d’un bonheur assuré… « Mais c’est hideux, le monde ! » se disait de Géry épouvanté, les mains froides. Ces sourires qui l’entouraient lui faisaient tous l’effet de grimaces. Il avait de la honte et du dégoût. Puis tout à coup se révoltant : « Allons donc ! ce n’est pas possible. » Et, comme si elle avait voulu répondre à cette exclamation, derrière lui, la médisance reprit d’un ton dégagé : « Après tout, vous savez, je n’en suis pas sûr autrement. Je répète ce qu’on m’a dit… Tiens ! la baronne Hemerlingue… Il a tout Paris, ce Jenkins. »

La baronne s’avançait au bras du docteur, qui s’était précipité au-devant d’elle, et si maître qu’il fût de tous les jeux de son visage, semblait un peu troublé et déconfit. Il avait imaginé cela, le bon Jenkins, de profiter de sa soirée pour réconcilier entre eux son ami Hemerlingue et son ami Jansoulet, ses deux clients les plus riches, et qui l’embarrassaient beaucoup avec leur guerre intestine. Le Nabab ne demandait pas mieux. Il n’en voulait pas à son ancien copain. Leur brouille était venue à la suite du mariage d’Hemerlingue avec une des favorites de l’ancien bey. « Histoire de femme, en somme », disait Jansoulet, et qu’il aurait été heureux de voir finir, toute antipathie pesant à cette nature exu-