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moi généralement qui imite le camionneur, à cause de mon organe.) Que faire cependant ? Retourner le colis, c’est le gouverneur qui ne sera pas content. « Messieurs, je vous en prie, voulez-vous me permettre, hasarde alors l’innocente victime en ouvrant son porte-monnaie. — Ah Monsieur, par exemple… » Il donne ses vingt francs, on l’accompagne jusqu’à la porte, et dès qu’il a les talons tournés, on partage entre tous le fruit du crime, en riant comme des bandits.

Fi ! monsieur Passajon… À votre âge, un métier pareil… Eh ! mon Dieu, je le sais bien. Je sais que je me ferais plus d’honneur en sortant de ce mauvais lieu. Mais, quoi ! il faudrait donc que je renonçasse à tout ce que j’ai ici. Non, ce n’est pas possible. Il est urgent que je reste, au contraire, que je surveille, que je sois toujours là pour profiter au moins d’une aubaine, s’il en arrive une… Oh ! par exemple, j’en jure sur mon ruban sur mes trente ans de services académiques, si jamais une affaire comme celle du Nabab me permet de rentrer dans mes débours, je n’attendrai pas seulement une minute, je m’en irai vite soigner ma jolie petite vigne là-bas, vers Monbars, à tout jamais guéri de mes idées de spéculation. Mais hélas ! c’est là un espoir bien chimérique. Usés, brûlés, connus comme nous le sommes sur la place de Paris, avec nos actions qui ne sont plus cotées à la Bourse, nos obligations qui tournent à la paperasse, tant de mensonges, tant de dettes, et le trou qui se creuse de plus en plus… (Nous devons à l’heure qu’il est trois millions cinq cent mille francs. Et ce n’est pas encore ces trois millions-là qui nous gênent. Au contraire, c’est ce qui nous soutient ; mais nous avons chez le concierge une petite note de cent vingt-cinq francs pour timbres poste, mois