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de se détendre avant de mourir et n’a pas eu le temps de mordre. Il se reprochait son impuissance à le servir efficacement. Où était ce beau projet de conduire Jansoulet à travers les fondrières, de le garder des embûches ? Tout ce qu’il avait pu faire, c’était de lui sauver quelques millions et encore arrivaient-ils trop tard.

On venait d’ouvrir les fenêtres sur le balcon tournant du boulevard, en pleine agitation bruyante et lumineuse. Le théâtre s’entourait d’un cordon de gaz, d’une zone de feu qui faisait paraître les fonds plus sombres, piqués de lanternes roulantes, comme des étoiles voyageant au ciel obscur. La pièce était finie. On sortait. La foule noire et serrée sur les perrons se dispersait aux trottoirs blancs, allait répandre par la ville le bruit d’un grand succès et le nom d’un inconnu demain triomphant et célèbre. Soirée admirable allumant les vitres des restaurants en liesse et faisant circuler par les rues des files d’équipages attardés. Ce tumulte de fête que le pauvre Nabab avait tant aimé, qui allait bien à l’étourdissement de son existence, le ranima une seconde. Ses lèvres remuèrent, et ses yeux dilatés, tournés vers de Géry, retrouvèrent avant la mort une expression douloureuse, implorante et révoltée, comme pour le prendre à témoin d’une des plus grandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jamais commises.

FIN.