Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/501

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’a jamais soupçonnée, où ira-t-elle ? que fera-t-elle ?… Et c’est sa place que vous venez me proposer… Une place volée, dans quel enfer !… Eh bien ! et cette devise bon Jenkins, vertueux Jenkins, qu’est-ce que nous en faisons ? Le bien sans espérance, mon vieux !… »

À ce rire cinglant comme un coup de cravache qui devait lui marquer la figure en rouge, le misérable répondit en haletant :

« Assez…, assez… ne raillez pas ainsi… C’est trop horrible à la fin… Cela ne vous touche donc pas d’être aimée comme je vous aime en vous sacrifiant tout, fortune, honneur, considération ? Voyons, regardez-moi… Si bien attaché que fût mon masque, je l’ai arraché pour vous, je l’ai arraché devant tous… Et maintenant, tenez ! le voilà l’hypocrite… »

On entendit le bruit sourd de deux genoux sur le parquet. Et bégayant, éperdu d’amour, affaissé devant elle, il la suppliait de consentir à ce mariage, de lui donner le droit de la suivre partout, de la défendre ; puis les mots lui manquaient, s’étouffaient dans un sanglot passionné, si profond, si déchirant qu’il aurait touché n’importe quel cœur, surtout devant la splendide nature impassible dans cette chaleur parfumée et amollissante… Mais Félicia ne s’attendrit pas, et toujours hautaine : « Finissons, Jenkins, dit-elle brusquement, ce que vous me demandez est impossible… Nous n’avons rien à nous cacher ; et après vos confidences de tout à l’heure, je veux vous en faire une qui coûte à mon orgueil, mais dont votre acharnement me paraît digne… J’étais la maîtresse de Mora. »

Paul n’ignorait pas cela. Et pourtant c’était si triste cette belle voix pure chargée d’un tel aveu, au milieu de cet air enivrant de bleu et d’arômes, qu’il en eut un