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avec un sursaut d’orgueil en humant le goût des truffes répandu dans l’air étouffé. — J’en ai fait, et de la vraie, et pendant longtemps. J’ai eu froid, j’ai eu faim, mais la grande faim vous savez, celle qui saoule, qui tord l’estomac, vous fait des ronds dans la tête, vous empêche d’y voir comme si on vous vidait l’intérieur des yeux avec un couteau à huîtres. J’ai passé des journées au lit faute d’un paletot pour sortir ; heureux encore quand j’avais un lit, ce qui manquait quelquefois. J’ai demandé mon pain à tous les métiers ; et ce pain m’a coûté tant de mal, il était si noir, si coriace que j’en ai encore un goût amer et moisi dans la bouche. Et comme ça jusqu’à trente ans. Oui, mes amis, à trente ans — et je n’en ai pas cinquante — j’étais encore un gueux, sans un sou, sans avenir, avec le remords de la pauvre maman devenue veuve qui crevait la faim là-bas dans son échoppe et à qui je ne pouvais rien donner. »

Les physionomies des gens étaient curieuses autour de cet amphitryon racontant son histoire des mauvais jours. Quelques-uns paraissaient choqués, Monpavon surtout. Cet étalage de guenilles était pour lui d’un goût exécrable, un manque absolu de tenue. Cardailhac, ce sceptique et ce délicat, ennemi des scènes d’attendrissement, le visage fixe et comme hypnotisé, découpait un fruit au bout de sa fourchette en lamelles aussi fines que des papiers à cigarettes. Le gouverneur avait au contraire une mimique platement admirative, des exclamations de stupeur, d’apitoiement ; pendant que, non loin, comme un contraste singulier, Brahim-Bey, le foudre de guerre, chez qui cette lecture suivie d’une conférence après un repas copieux avait déterminé un sommeil réparateur, dormait la bouche en rond dans sa moustache blanche, la face congestionnée