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musique noire, cette tombe ouverte, les discours, la canonnade et cette haute philosophie de la mort inévitable, tout cela lui avait remué les entrailles, à ce gros baron. La voix de son ancien camarade acheva de réveiller ce qui restait d’humain dans ce paquet de gélatine.

Son vieux copain ! C’était la première fois depuis dix ans, depuis la brouille, qu’il le revoyait de si près. Que de choses lui rappelaient ces traits basanés, ces fortes épaules si mal taillées pour l’habit brodé ! La couverture de laine mince et trouée, dans laquelle ils se roulaient tous deux pour dormir sur le pont du Sinaï, la ration partagée fraternellement, les courses dans la campagne brûlée de Marseille où l’on volait de gros oignons qu’on mangeait crus au revers d’un fossé, les rêves, les projets les sous mis en commun, et quand la fortune commença à leur sourire, les farces qu’ils avaient faites ensemble, les bons petits soupers fins où l’on se disait tout, les coudes sur la table.

Comment peut-on en arriver à se brouiller quand on se connaît si bien, quand on a vécu comme deux jumeaux pendus à une maigre et forte nourrice, la misère, partagé son lait aigri et ses rudes caresses ! Ces pensées, longues à analyser, traversaient comme un éclair l’esprit d’Hemerlingue. Presque instinctivement il laissa tomber sa main lourde dans celle que lui tendait le Nabab. Quelque chose d’animal s’émut en eux, plus fort que leur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans essayaient de se ruiner, de se déshonorer, se mirent à causer à cœur ouvert.

Généralement, entre amis qui se retrouvent, les premières effusions passées, on reste muet, comme si l’on n’avait plus rien à se conter, tandis qu’au contraire