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Le cercle de la rue Royale, dont les parties sont renommées, en vit rarement d’aussi terrible que celle de cette nuit-là. Commencée à onze heures, elle durait encore à cinq heures du matin. Des sommes énormes roulèrent sur le tapis vert, changeant de main et de direction, entassées, dispersées, rejointes ; des fortunes s’engloutirent dans cette partie monstre, à la fin de laquelle le Nabab qui l’avait mise en train pour oublier ses terreurs dans les hasards de la chance, après des alternatives singulières, des sauts de fortune à faire blanchir les cheveux d’un néophyte, se retira avec un gain de cinq cent mille francs. On disait cinq millions le lendemain sur le boulevard, et chacun criait au scandale, surtout le Messager aux trois quarts rempli d’un article contre certains aventuriers tolérés dans les cercles et qui causent la ruine des plus honorables familles.

Hélas ! ce que Jansoulet avait gagné représentait à peine les premiers billets Schwalbach…

Durant cette partie enragée, dont Mora était pourtant la cause involontaire et comme l’âme, son nom ne fut pas une fois prononcé. Ni Cardailhac ni Jenkins ne parurent. Monpavon avait pris le lit, plus atteint qu’il ne voulait le laisser croire. On était sans nouvelles.

« Est-il mort ? » se dit Jansoulet en sortant du cercle, et l’envie lui vint d’aller voir là-bas avant de rentrer. Ce n’était plus l’espérance qui le poussait maintenant, mais cette sorte de curiosité maladive et nerveuse qui ramène après un grand incendie les malheureux sinistrés, ruinés et sans asile, sur les décombres de leur maison.

Quoiqu’il fût de très bonne heure encore, qu’une