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L’Irlandais leva les bras, comme pour dire : « À quoi sert ? »

L’autre insista. Il fallait absolument faire appeler Brisset, Jousselin, Bouchereau, tous les grands.

« Mais vous allez l’effrayer. »

Le Monpavon enfla son poitrail, seule fierté du vieux coursier fourbu :

« Mon cher, si vous aviez vu Mora et moi dans la tranchée de Constantine… Ps… ps… Jamais baissé les yeux… Connaissons pas la peur… Prévenez vos confrères, je me charge de l’avertir. »

La consultation eut lieu dans la soirée en grand secret, le duc l’ayant exigé ainsi par une pudeur singulière de son mal, de cette souffrance qui le découronnait, faisait de lui l’égal des autres hommes. Pareil à ces rois africains qui se cachent pour mourir au fond de leurs palais, il aurait voulu qu’on pût le croire enlevé, transfiguré, devenu dieu. Puis il redoutait par-dessus tout les apitoiements, les condoléances, les attendrissements dont il savait qu’on allait entourer son chevet, les larmes parce qu’il les soupçonnait menteuses, et que sincères elles lui déplaisaient encore plus à cause de leur laideur grimaçante.

Il avait toujours détesté les scènes, les sentiments exagérés, tout ce qui pouvait l’émouvoir, déranger l’équilibre harmonieux de sa vie. On le savait autour de lui, et la consigne était de tenir à distance les détresses, les grands désespoirs qui d’un bout de la France à l’autre s’adressaient à Mora comme à un de ces refuges allumés dans la nuit des bois, où tous les errants vont frapper. Non pas qu’il fût dur aux malheureux, peut-être même se sentait-il trop ouvert à la pitié qu’il regardait comme un sentiment inférieur, une