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que l’air de Norma égrené en petites notes ironiques non loin de là aurait suffi à la lui rappeler. Seulement, tout calcul fait dans les événements hâtés de nos existences, il faut encore compter sur l’imprévu ; et c’est pourquoi le pauvre Nabab sentit tout à coup un flot de sang l’aveugler, un cri de rage s’étrangler dans la contraction subite de sa gorge… Sa mère, sa vieille Françoise se trouvait mêlée cette fois à l’infâme plaisanterie du « bateau de fleurs ». Comme il visait bien, ce Moëssard comme il savait les vraies places sensibles dans ce cœur si naïvement découvert !

« Du calme, Jansoulet, du calme… »

Il avait beau se répéter cela sur tous les tons, la colère une colère folle, cette ivresse de sang qui veut du sang l’enveloppait. Son premier mouvement fut d’arrêter une voiture de place pour s’y précipiter s’arracher à la rue irritante, débarrasser son corps de la préoccupation de marcher et de se conduire — d’arrêter une voiture comme pour un blessé. Mais ce qui encombrait la place à cette heure de rentrée générale, c’étaient des centaines de victorias, de calèches, de coupés de maître descendant de la gloire fulgurante de l’Arc-de-Triomphe vers la fraîcheur violette des Tuileries, précipités l’un sur l’autre dans la perspective penchée de l’avenue jusqu’au grand carrefour où les statues immobiles, au front leurs couronnes de tours et fermes sur leurs piédestaux, les regardaient se séparer vers le faubourg Saint-Germain, les rues Royale et de Rivoli.

Jansoulet, son journal à la main, traversait ce tumulte sans y penser, porté par l’habitude vers le cercle où il allait tous les jours faire sa partie de six à sept. Homme public, il l’était encore ; mais agité, parlant