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Et la coupe triomphale écumait à pleins bords. C’était l’embargo levé sur tous ses biens, le réveil d’un cauchemar de deux mois, le coup de mistral balayant tous les tourments toutes les inquiétudes, jusqu’à l’affront de Saint-Romans, bien lourd pourtant dans sa mémoire.

Député !

Il riait tout seul en pensant à la figure du baron apprenant la nouvelle, à la stupeur du bey amené devant son buste ; et tout à coup à cette idée qu’il n’était plus seulement un aventurier gavé d’or, excitant l’admiration bête de la foule, ainsi qu’une énorme pépite brute à la devanture d’un changeur, mais qu’on regardait passer en lui un des élus de la volonté nationale, sa face bonasse et mobile s’alourdissait dans une gravité voulue, il lui venait des projets d’avenir, de réforme, et l’envie de profiter des leçons du destin dans ces derniers temps. Déjà se rappelant la promesse qu’il avait faite à de Géry, il montrait pour le troupeau famélique qui frétillait bassement sur ses talons certaines froideurs dédaigneuses, un parti pris de contradiction autoritaire. Il appelait le marquis de Bois-Landry « mon bon », imposait silence très vertement au gouverneur dont l’enthousiasme devenait scandaleux et se jurait bien de se débarrasser au plus tôt de toute cette bohème mendiante et compromettante, quand l’occasion s’offrit belle à lui de commencer l’exécution. Perçant la foule qui l’entourait, Moëssard, le beau Moëssard, en cravate bleu de ciel, blême et bouffi comme un mal blanc, pincé à la taille dans une fine redingote voyant que le Nabab, après avoir fait vingt fois le tour de la salle de sculpture, se dirigeait vers la sortie, prit son élan et passant son bras sous le sien :

« Vous m’emmenez, vous savez… »