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elle ne clignote pas comme celle des Jenkins… Je vous l’ai dit, j’ai besoin qu’on me conduise… »

Et jetant devant lui le croquis qu’elle venait de terminer :

« Tenez ! voilà l’amie dont je vous parlais… Une affection profonde et sûre que j’ai eu la folie de laisser perdre comme une gâcheuse que je suis… C’est elle que j’invoquais dans les moments difficiles, quand il fallait prendre une décision, faire quelque sacrifice… Je me disais : « Qu’en pensera-t-elle ? » comme nous nous arrêtons dans un travail d’artiste pour songer à quelque grand, à un de nos maîtres… Il faut que vous soyez cela pour moi. Voulez-vous ? »

Paul ne répondit pas. Il regardait le portrait d’Aline. C’était elle, c’était bien elle, son profil pur, sa bouche railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur le col fin. Ah ! tous les ducs de Mora pouvaient venir maintenant. Félicia n’existait plus pour lui.

Pauvre Félicia, douée de pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces magiciennes qui nouent et dénouent les destins des hommes sans pouvoir rien sur leur propre bonheur.

« Voulez-vous me donner ce croquis ? dit-il tout bas, la voix émue.

— Très volontiers… Elle est gentille, n’est-ce pas ?… Ah ! ma foi, celle-là, si vous la rencontrez, aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux que toutes. Pourtant, à défaut d’elles… à défaut d’elle… »

Et le beau sphinx apprivoisé levait vers lui ses grands yeux mouillés et rieurs, dont l’énigme n’avait plus rien d’indéchiffrable.