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pont, dans un coup de vent, que j’ai toujours aimé les natures posées, raisonnables.

— Oh ! ma fille, est-ce que tu vas faire croire à M. Paul, que tu es née sous un pont ?… disait la bonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire à l’exagération de certaines images et prenait tout au pied de la lettre.

— Laisse-le croire ce qu’il voudra, ma fée… Nous ne le visons pas pour mari… Je suis sûre qu’il ne voudrait pas de ce monstre qu’on appelle une femme artiste. Il croirait épouser le diable… Vous avez bien raison Minerve… L’art est un despote. Il faut se donner à lui tout entier. On met dans son œuvre ce qu’on a d’idéal d’énergie, d’honnêteté, de conscience, si bien qu’il ne vous en reste plus pour la vie, et que le travail terminé vous jette là sans force et sans boussole comme un ponton démâté à la merci de tous les flots… Triste acquisition qu’une épouse pareille.

— Pourtant, hasarda timidement le jeune homme, il me semble que l’art, si exigeant qu’il soit, ne peut pas accaparer la femme à lui tout seul. Que ferait-elle de ses tendresses, de ce besoin d’aimer, de se dévouer, qui est en elle bien plus qu’en nous le mobile de tous ses actes ? »

Elle rêva un moment avant de répondre.

« Vous avez peut-être raison, sage Minerve… Le fait est qu’il y a des jours où ma vie sonne terriblement creux… J’y sens des trous, des profondeurs. Tout disparaît de ce que j’y jette pour la combler… Mes plus beaux enthousiasmes artistiques s’engouffrent là-dedans et meurent chaque fois dans un soupir… Alors je pense au mariage. Un mari, des enfants, un tas d’enfants qui se rouleraient par l’atelier, le nid à soigner pour tout