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dans le pays, le vieux lui, n’a pas eu le sourire malicieux de ses compatriotes, mais bien naturellement, de sa voix rouillée et gourde comme une ancienne serrure dont on ne se sert pas souvent, il m’a dit en assez bon français :

« — Oh ! moussiou, pas besoin de chemin de ferré ici…

« — C’est pourtant bien précieux, bien utile pour faciliter les communications…

« — Je ne vous dis pas au contraire ; mais avec les gendarmes, ça suffit chez nous…

« — Les gendarmes ?…

« — Mais sans doute. »

« Le quiproquo dura bien cinq minutes, au bout desquelles je finis par comprendre que le service de la police secrète s’appelle ici : « Les chemins de fer. » Comme il y a beaucoup de Corses policiers sur le continent, c’est un euphémisme honnête dont on se sert, dans leurs familles, pour désigner l’ignoble métier qu’ils font. Vous demandez aux parents : « Où est votre frère Ambrosini ? Que fait votre oncle Barbicaglia ? » Ils vous répondent avec un petit clignement d’œil : « Il a un emploi dans les chemins de ferré… » et tout le monde sait ce que cela veut dire. Dans le peuple, chez les paysans qui n’ont jamais vu de chemin de fer et ne se doutent pas de ce que c’est, on croit très sérieusement que la grande administration occulte de la police impériale n’a pas d’autre appellation que celle-là. Notre agent principal dans le pays partage cette naïveté touchante, c’est vous dire l’état de la « Ligne d’Ajaccio à Bastia, en passant par Bonifacio, Porto Vecchio, etc. », ainsi qu’il est écrit sur les grands livres à dos vert de la maison Paganetti. En définitive tout l’avoir de la