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était nul besoin. Tous ces Méridionaux dont on chauffait l’enthousiasme depuis le matin, exaltés encore par l’énervement de la longue attente et de l’orage, donnaient tout ce qu’ils avaient de voix, d’haleine, de bruyant enthousiasme, mêlant à l’hymne de la Provence ce cri toujours répété qui le coupait comme un refrain : « Vive le bey !… » La plupart ne savaient pas du tout ce que c’était qu’un bey, ne se le figuraient même pas, accentuant d’une façon extraordinaire cette appellation étrange comme si elle avait eu trois b et dix y. Mais c’est égal ils se montaient avec cela, levaient les mains agitaient leurs chapeaux, s’émotionnaient de leur propre mimique Des femmes attendries s’essuyaient les yeux ; subitement du haut d’un orme, des cris suraigus d’enfant partaient : « Mama, mama, lou vésé… Maman, maman je le vois. » Il le voyait !… Tous le voyaient, du reste ; à l’heure qu’il est, tous vous jureraient qu’ils l’ont vu.

Devant un pareil délire, dans l’impossibilité d’imposer le silence et le calme à cette foule, les gens des carrosses n’avaient qu’un parti à prendre : laisser faire, lever les glaces et brûler le pavé pour abréger ce dur martyre. Alors ce fut terrible. En voyant le cortège courir, toute la route se mit à galoper avec lui. Au ronflement sourd de leurs tambourins, les farandoleurs de Barbentane, la main dans la main, bondissaient, allant, venant — guirlande humaine — autour des portières. Les orphéons essoufflés de chanter au pas de course, mais hurlant tout de même, entraînaient leurs porte-bannières, la bannière jetée sur l’épaule ; et les bons gros curés rougeauds, anhélants, poussant devant eux leurs vastes bedaines surmenées trouvaient encore la force de crier dans l’oreille des mules, d’une voix sym-