Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Tunis, en train de faire fortune, envoyant régulièrement de l’argent au foyer. Mais, quels remords pour la pauvre maman, de tout devoir, même la vie, le bien-être du triste malade, au robuste et courageux garçon, que le père et elle avaient toujours aimé sans tendresse, que, depuis l’âge de cinq ans, ils s’étaient habitués à traiter comme un manœuvre parce qu’il était très fort, crépu et laid, et s’entendait déjà mieux que personne à la maison à trafiquer sur les vieux clous. Ah ! comme elle aurait voulu l’avoir près d’elle, son Cadet, lui rendre un peu de tout le bien qu’il lui faisait, payer en une fois cet arriéré de tendresse, de câlineries maternelles qu’elle lui devait.

Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont les charges, les tristesses des existences royales. Cette pauvre mère Jansoulet, dans son milieu éblouissant, était bien comme une vraie reine, connaissant les longs exils, les séparations cruelles et les épreuves qui compensent la grandeur ; un de ses fils, éternellement stupéfait, l’autre, au lointain écrivant peu, absorbé par ses grandes affaires, disant toujours : « Je viendrai », et ne venant pas. En douze ans, elle ne l’avait vu qu’une fois dans le tourbillon d’une visite du bey à Saint-Romans : un train de chevaux, de carrosses, de pétards, de fêtes. Puis, il était reparti derrière son monarque, ayant à peine le temps d’embrasser sa vieille mère, qui n’avait gardé de cette grande joie, si impatiemment attendue, que quelques images de journaux, où l’on montrait Bernard Jansoulet, arrivant au château avec Ahmed et lui présentant sa vieille mère — n’est-ce pas ainsi que les rois et les reines ont leurs effusions de famille illustrées dans les feuilles — plus un cèdre du Liban, amené du bout du monde, un grand « caramantran » de gros