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de tout point, peut-il garder à son service cette brute gonflée de porter et de gin qui reste silencieuse pendant des heures, puis, au premier coup de boisson dans la tête, se met à hurler, à vouloir boxer tout le monde, à preuve la scène scandaleuse qui venait d’avoir lieu quand nous sommes entrés.

Le petit groom du marquis, Tom Bois-Landry comme on l’appelle ici, avait voulu rire avec ce malotru d’Irlandais qui — sur une raillerie de gamin parisien — lui avait riposté par un terrible coup de poing de Belfast au milieu de la figure.

— Saucisson à pattes, moâ !… Saucisson à pattes, moâ !… » répétait le cocher en suffoquant, tandis qu’on emportait son innocente victime dans la pièce à côté où ces dames et demoiselles étaient en train de lui bassiner le nez. L’agitation s’apaisa bientôt grâce à notre arrivée, grâce aussi aux sages paroles de M. Barreau, un homme d’âge, posé et majestueux, dans mon genre. C’est le cuisinier du Nabab, un ancien chef du café Anglais que Cardailhac, le directeur des Nouveautés, a procuré à son ami. À le voir en habit, cravate blanche, sa belle figure pleine et rasée, vous l’auriez pris pour un des grands fonctionnaires de l’Empire. Il est vrai qu’un cuisinier dans une maison où l’on a tous les matins la table mise pour trente personnes, plus le couvert de madame, tout cela se nourrissant de fin et de surfin, n’est pas un fricoteur ordinaire. Il touche des appointements de colonel, logé, nourri, et puis la gratte ! On ne s’imagine pas ce que c’est que la gratte dans une boîte comme celle-ci. Aussi chacun lui parlait-il respectueusement, avec les égards dus à un homme de son importance : « Monsieur Barreau » par-ci, « Mon cher monsieur Barreau » par-là. C’est qu’il ne faut pas