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Naturellement, le bey qui se trouvait, paraît-il, à court d’argent de poche, a été très touché de l’empressement du Nabab à l’obliger, et il vient de lui envoyer par Brahim une lettre de remerciement dans laquelle il lui annonce qu’à son prochain voyage à Vichy il passera deux jours chez lui à ce beau château de Saint-Romans, que l’ancien bey, le frère de celui-ci, a déjà honoré de sa visite. Vous pensez, quel honneur ! Recevoir un prince régnant. Les Hemerlingue sont dans une rage. Eux qui avaient si bien manœuvré, le fils à Tunis, le père à Paris, pour mettre le Nabab en défaveur… C’est vrai aussi que quinze millions sont une grosse somme. Et ne dites pas : « Passajon nous en conte. » La personne qui m’a mis au courant de l’histoire a tenu entre ses mains le papier envoyé par le bey dans une enveloppe de soie verte timbrée du sceau royal. Si elle ne l’a pas lu, c’est que ce papier était écrit en lettres arabes, sans quoi elle en aurait pris connaissance comme de toute la correspondance du Nabab. Cette personne c’est son valet de chambre, M. Noël, auquel j’ai eu l’honneur d’être présenté vendredi dernier à une petite soirée de gens en condition qu’il offrait à tout son entourage. Je consigne le récit de cette fête dans mes mémoires, comme une des choses les plus curieuses que j’aie vues pendant mes quatre ans passés de séjour à Paris.

J’avais cru d’abord quand M. Francis, le valet de chambre de Monpavon, me parla de la chose, qu’il s’agissait d’une de ces petites boustifailles clandestines comme on en fait quelquefois dans les mansardes de notre boulevard avec les restes montés par mademoiselle Séraphine et les autres cuisinières de la maison, où l’on boit du vin volé, où l’on s’empiffre, assis sur des malles avec le tremblement de la peur et deux bougies