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niers cossus et rustiques, parmi lesquels se détachait çà et là la grêle tournure ambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller de préfecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout, assis, groupés ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte fermée sur leur destin, par laquelle ils sortiraient tout à l’heure triomphants ou la tête basse. Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d’un œil d’envie ce nouveau venu que l’huissier à chaîne, correct et glacial, assis devant une table à côté de la porte accueillait d’un petit sourire à la fois respectueux et familier.

« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre du duc.

Du bout des lèvres, non sans un frisement d’œil légèrement ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu, aurait indigné tous ces hauts personnages attendant depuis une heure que le costumier de l’Opéra eût terminé son audience.

Un bruit de voix, un jet de lumière… Jenkins venait d’entrer chez le duc ; il n’attendait jamais, lui.

Debout, le dos à la cheminée, serré dans une veste en fourrure bleue dont les douceurs de reflet affinaient une tête énergique et hautaine, le président du conseil faisait dessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait à son prochain bal, et donnait ses indications avec la même gravité que s’il eût dicté un projet de loi.

« Ruchez la fraise très fin et ne ruchez pas les manchettes… Bonjour, Jenkins… Je suis à vous. »

Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont les croisées, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine, encadraient un des plus beaux