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le pays et il n’en fallut pas plus pour rendre l’appétit aux enfants. Ce mouvement d’humanité faillit lui coûter sa place.

« Des nourrices à Bethléem », dit Jenkins furieux lorsqu’il vint faire sa visite hebdomadaire « Êtes-vous fou ? Eh bien ! alors, pourquoi les chèvres, et les pelouses pour les nourrir, et mon idée, et les brochures sur mon idée ?… Qu’est-ce que tout cela devient ?… Mais vous allez contre mon système, vous volez l’argent du fondateur…

— Cependant, mon cher maître », essayait de répondre l’étudiant passant les mains dans les poils de sa longue barbe rousse, « cependant… puisqu’ils ne veulent pas de cette nourriture…

— Eh bien ! qu’ils jeûnent, mais que le principe de l’allaitement artificiel soit respecté… Tout est là… Je ne veux plus avoir à vous le répéter. Renvoyez-moi ces affreuses nourrices… Nous avons pour élever nos enfants le lait de chèvre, le lait de vache à l’extrême rigueur ; mais je ne saurais leur accorder davantage. »

Il ajouta en prenant son air d’apôtre :

« Nous sommes ici pour la démonstration d’une grande idée philanthropique. Il faut qu’elle triomphe même au prix de quelques sacrifices. Veillez-y. »

Pondevèz n’insista pas. Après tout, la place était bonne, assez près de Paris pour permettre le dimanche des descentes du quartier à Nanterre ou la visite du directeur à ses anciennes brasseries. Madame Polge — que Jenkins appelait toujours « notre intelligente surveillante » et qu’il avait mise là en effet pour tout surveiller principalement le directeur — n’était pas aussi sévère que ses attributions l’auraient fait croire et cédait volontiers à quelques petits verres de « fine » ou à