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trépied, de la cire ; et le vieux Ruys criait à ceux qui entraient :

« Va pas par là… Dérange rien… C’est le coin de la petiote… »

Ce qui fait qu’à dix ans elle savait à peine lire et maniait l’ébauchoir avec une merveilleuse adresse. Ruys aurait voulu garder toujours auprès de lui cette enfant qui ne le gênait en rien, entrée toute petite dans la grande confrérie. Mais c’était pitié de voir cette fillette parmi la libre allure des habitués de la maison, l’éternel va-et-vient des modèles, les discussions d’un art pour ainsi dire tout physique, et même aux bruyantes tablées du dimanche, assise au milieu de cinq ou six femmes que le père tutoyait toutes, comédiennes, danseuses ou chanteuses, et qui, après le dîner, s’installaient à fumer, les coudes sur la nappe, avachies dans ces histoires grasses si goûtées du maître de la maison. Heureusement, l’enfance est protégée d’une candeur résistante, d’un émail sur lequel glissent toutes les souillures. Félicia devenait bruyante, turbulente, mal élevée, mais sans être atteinte par tout ce qui passait au-dessus de sa petite âme au ras de terre.

Tous les ans, à la belle saison, elle allait demeurer quelques jours chez sa marraine, Constance Crenmitz, la Crenmitz aînée, que l’Europe entière avait si longtemps appelée « l’illustre danseuse », et qui vivait paisiblement retirée à Fontainebleau.

L’arrivée du « petit démon » mêlait pendant quelque temps à la vie de la vieille danseuse une agitation dont elle avait ensuite toute l’année pour se remettre. Les terreurs que l’enfant lui causait avec ses audaces à grimper, à sauter, à monter à cheval, tous les emportements de sa nature échappée, lui rendaient ce séjour